Les mots comme cheval de Troie

La fabrique silencieuse des idéologies

Comment la transformation du langage façonne de nouvelles normes sociales et influence nos perceptions de l’Autre…

L’évolution contemporaine du langage politique - et en particulier la manière dont certaines thèses historiquement situées à l’extrême-droite ont progressivement accédé à une forme de banalisation sémantique - constitue un phénomène essentiel pour comprendre les transformations actuelles de l’espace public.

Le langage ne reflète pas simplement le monde social ; il le configure, le découpe, le rend visible ou invisible. Étudier la façon dont des mots, des expressions et des métaphores migrent d’une marge idéologique vers le centre du débat constitue donc une voie privilégiée pour analyser la manière dont des représentations collectives se reconfigurent silencieusement. La sémantique devient ainsi un terrain de lutte symbolique où s’affrontent des visions du monde, des hiérarchies implicites et des formes de légitimité.

L’un des aspects les plus frappants de cette dynamique réside dans la manière dont certains termes ont été reformulés, euphémisés ou simplement déplacés pour réduire leur charge stigmatisante ou transgressive. Dans une société marquée par l’hypervisibilité médiatique et une sensibilité accrue aux normes discursives, la stratégie ne consiste plus forcément à affirmer frontalement une position radicale, mais à en remodeler la formulation.

Pierre Bourdieu, source Pierre Bourdieu
Pierre Bourdieu, source Pierre Bourdieu

C’est ce que Pierre Bourdieu nommait la «magie performative» du langage, c’est-à-dire la capacité, par un choix lexical, à transformer la perception d’une réalité sociale et à faire exister comme naturel ce qui relève en fait d’un acte politique. Le glissement ne s’opère pas tant dans le fond des idées que dans leur enveloppe. Ce phénomène repose sur un mécanisme psychosociologique bien documenté: la désensibilisation progressive. Lorsqu’une formulation légèrement provocatrice ou transgressive se répète au fil du temps, elle perd de son caractère choquant. Ce n’est pas la thèse elle-même qui se modère, mais la perception que les individus en ont. La répétition, y compris sous une forme médiatiquement critique, produit une familiarité cognitive.

Ce paradoxe, selon lequel dénoncer un mot peut aussi contribuer à le normaliser, fait partie intégrante des phénomènes de banalisation. Dans le contexte politique et social, ce mécanisme joue un rôle clé dans la banalisation de certaines thèses ou expressions.

Du reste, c’est dans ce contexte que la fameuse fenêtre d’Overton se déplace non seulement par les actes politiques, mais aussi par les transformations sémantiques qui permettent au discours d’agir comme un «objet social acceptable», même lorsqu’il demeure porteur d’un programme clivant. Souvent utilisée pour montrer comment des idées jadis jugées impensables ou radicales peuvent progressivement devenir discutables, puis fréquentes, puis acceptées, puis enfin revendiquées, la fenêtre d’Overton ne décrit pas une évolution uniforme des opinions, mais plutôt la manière dont un discours se rend socialement audible.

L’essentiel n’est pas de convaincre immédiatement, mais de rendre dicible ce qui ne l’était pas auparavant. Le rôle du langage dans ce glissement est crucial, ce sont les mots qui franchissent prioritairement les frontières du dicible. Ainsi, la transformation sémantique opère comme un mécanisme d’ouverture progressive. Lorsqu’une formulation radicale est reformulée dans une version plus soft, plus ambiguë, plus métaphorique, elle peut entrer dans l’espace public sans déclencher de rejet immédiat.

Par exemple, des expressions explicitement xénophobes comme «envahissement» ou «grand remplacement» peuvent être initialement perçues comme choquantes. Elles peuvent ensuite être reformulées de manière plus indirecte ou métaphorique, par des tournures comme «pression migratoire» ou «défi migratoire», qui semblent neutres ou techniques. Cette reformulation permet au discours de circuler dans les médias, d’être discuté et critiqué, tout en réduisant la résistance initiale du public.

Une fois introduite, cette formulation peut être répétée, discutée, critiquée, relayée. Elle devient dès lors un objet social. À partir de là, même ceux qui la contestent contribuent paradoxalement à sa diffusion et sont piégés dans l’obligation de s’en référer pour contre-argumenter. La critique elle-même participe alors à l’élargissement de la fenêtre d’Overton, car elle inscrit le terme dans un débat légitime car débattre d’un mot ou d’un concept imposé, c’est reconnaître qu’il existe et qu’il existe dans un cadre admis.

Un autre exemple se retrouve dans l’utilisation de termes liés à la sécurité, à l’identité ou aux valeurs. Des expressions comme «préserver notre culture» ou «protéger nos frontières» ou bien encore «lutter contre l’ensauvagement de la société» peuvent sembler anodines au premier abord, mais elles véhiculent subtilement une vision de l’étranger comme facteur de menace. Par la répétition dans les discours politiques, les médias et sur les réseaux sociaux, ces formulations deviennent des éléments du «bon sens» collectif, préparant le terrain pour des thèses plus radicales sans qu’elles soient explicitement exprimées.

Avec le temps, les versions successives du discours gagnent en clarté, en audace, en cohérence idéologique. Ce qui était auparavant formulé de manière prudente peut être exprimé de façon plus directe, car le terrain linguistique a été préparé. L’espace discursif se déplace. Non pas violemment, mais par petites touches, par une forme insidieuse d’acclimatation linguistique. La répétition sémantique agit comme une sorte d’anesthésie symbolique car ce qui choquait hier devient tolérable aujourd’hui, puis sera normal demain.

Cette lente translation illustre le rôle du langage comme outil de pré-légitimation. La fenêtre d’Overton ne s’élargit pas seulement par l’action politique explicite ; elle s’élargit par l’évolution des mots disponibles pour parler du monde. En ce sens, les glissements sémantiques ne sont pas de simples nuances lexicales, ils constituent les premières étapes d’un remodelage des normes sociales et des représentations collectives.

Cette dynamique s’appuie également sur le pouvoir des métaphores. Le langage politique contemporain regorge de métaphores qui transposent des enjeux sociaux dans des registres émotionnels forts: invasion, submersion, décadence, protection, rempart, purification, renouveau, etc. Ces images, qui frappent davantage que les descriptions factuelles, créent une atmosphère interprétative dans laquelle certaines représentations deviennent intuitivement évidentes.

Nonobstant, ces métaphores ne sont pas de simples ornements rhétoriques, elles organisent idéologiquement notre manière de penser. Ainsi, une métaphore peut rendre une réalité plus acceptable ou plus effrayante, selon le cadre interprétatif qu’elle active. En se diffusant massivement dans les médias et les réseaux sociaux, ces métaphores créent un «fond d’écran cognitif» qui rend certaines thèses plus accessibles, voire plus séduisantes.

La simplification catégorielle participe également de ce processus. Le besoin humain d’ordre et de cohérence favorise les oppositions binaires: nous|eux, peuple|élite, tradition|déclin, sécurité|menace. Une fois ce découpage simplifié imposé, le langage agit comme une grille de lecture qui organise l’ensemble des perceptions sociales. En psychosociologie, cette simplification est au cœur des mécanismes de catégorisation et d’essentialisation. Il suffit alors que les mots soient légèrement déplacés - plus vagues, plus ancrés dans ce que l’on perçoit spontanément comme du bon sens ou plus aseptisés - pour qu’ils puissent se rattacher à une expérience quotidienne ou à des émotions largement partagées.

On ne reconnaît plus le discours d’origine, mais on en reconnaît la tonalité ; la sémantique agit comme un pont entre une idéologie et un vécu social, même lorsque les individus ne s’identifient pas explicitement à cette idéologie.

Les médias jouent un rôle ambivalent dans cette circulation. D’un côté, ils tentent souvent de dénoncer les formulations clivantes ; de l’autre, ils contribuent à leur diffusion en les relayant. La logique de l’audience, l’économie de l’attention et la temporalité accélérée des réseaux sociaux créent une situation où les messages les plus simples, les plus émotionnels, et les plus polarisants obtiennent une visibilité disproportionnée.

Le temps médiatique favorise les formules courtes, les slogans, les mots-chocs, qui se prêtent particulièrement bien aux glissements sémantiques. L’idée subtile disparaît derrière la puissance évocatrice du mot. Un terme répété des milliers de fois finit par s’installer dans le vocabulaire quotidien, même si son origine était idéologiquement située.

Ce phénomène ne se limite toutefois pas au champ politique. Il trouve un parallèle particulièrement éclairant dans un autre domaine comme la transformation du vocabulaire adopté par le secteur non-marchand depuis les années 1990 sous l’influence du langage néolibéral. Les métiers du social, du soin, de l’éducation ou de la culture, historiquement structurés autour de valeurs de solidarité, d’émancipation ou d’universalité, ont progressivement été traversés par une sémantique venue du management, du marché et de l’entreprise.

Ici aussi, la transformation ne s’est pas imposée par le choc ou la confrontation, mais par la lente migration de termes qui ont modifié les représentations professionnelles. On a vu apparaître, dans des secteurs non marchands, des mots tels que «efficience», «pilotage», «performance», «évaluation», «usager», «compétence», «projet», «objectifs», «indicateurs». Ces termes provenaient du monde de l’entreprise, mais ils se sont installés progressivement dans le vocabulaire des travailleurs sociaux, des éducateurs, des associations ou des hôpitaux.

Ce déplacement n’est pas anodin, étant donné qu’il transforme le sens même des activités. Là où l’on parlait de besoins, on parle de demandes. Là où l’on parlait de conditions de vie, on parle de profils. Là où l’on parlait d’accompagnement, on parle de suivi. Le langage néolibéral introduit une rationalité gestionnaire qui redéfinit les finalités en les alignant sur celles de l’efficacité opérationnelle.

Ce parallèle entre la banalisation des discours d’extrême-droite et celle du langage néolibéral n’établit évidemment pas une équivalence entre ces deux idéologies diamétralement hétérogènes, mais permet néanmoins de mettre en lumière un mécanisme commun ; celui de la transformation du réel par la transformation du sens. Dans les deux cas, le glissement sémantique permet de faire accepter ce qui, frontalement formulé, aurait pu rencontrer une résistance.

Dans les deux cas, il s’agit de rendre intuitif un monde social restructuré, ainsi que l’adoption d’un certain vocabulaire qui précède ou facilite l’adoption d’un certain système de représentations. Le langage, tel un cheval de Troie, introduit doucement une nouvelle vision du social, qui se présente comme naturelle ou pragmatique. Ce rapprochement sociologique révèle que la banalisation idéologique ne procède pas toujours d’un acte politique explicite, mais peut s’opérer par l’accoutumance linguistique. Un terme apparemment innocent peut modifier les pratiques ; une nuance lexicale peut transformer un rapport au monde.

L’adoption du langage néolibéral a modifié la manière dont les travailleurs du non-marchand perçoivent leur mission. De même, l’adoption progressive de termes issus de la rhétorique identitaire ou clivante a modifié la manière dont le grand public perçoit les dynamiques sociales, les migrations, le rapport à l’altérité ou la place de l’Autre au sein de la société d’accueil.

La sociologie du langage révèle ainsi que la bataille politique se mène aussi sur le terrain du sens. Un mot ne vaut jamais seulement pour ce qu’il désigne ; il vaut pour ce qu’il implique. Lorsqu’un mot change de sens, c’est une carte mentale qui se redessine. Les glissements sémantiques produisent alors une forme de pré-politisation car les individus se positionnent avant même de s’en rendre compte, parce que les catégories par lesquelles ils pensent ont été modifiées. Une société ne bascule pas seulement par les urnes ou les lois, mais par les mots qu’elle adopte et répète…

Stéphane Mansy, CRI Centre & Wapi